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Une histoire du rugby scolaire

Depuis la naissance du rugby scolaire, deux visions antagonistes, que tout ou presque oppose, s’affrontent. Les mots changent et s’actualisent, mais les idées demeurent. Alors que le monde du rugby semble s’accorder sur la nécessité de développer le rugby dans les écoles primaires, quelle vision, et partant quels moyens, entend-on mettre en oeuvre pour développer le jeu de Rugby dans nos cours d’écoles ? Une vision égalitaire tournée vers le plus grand nombre ou une vision plus élitiste ?

De la réponse à cette question découle la mise en musique de la nécessaire réforme des modalités de l’enseignement du jeu de Rugby aux élèves français. 

Pour paraphraser Winston Churchill : Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur.

Par Frédéric Bonnet

Merci à Jacques Gleyze (IUFM de Montpellier, Didaxis-Dipralang et Corps & Culture, Université de Montpellier I) et Bernard Traimond (Professeur émérite d’anthropologie à l’Université de Bordeaux)

Le jeu de Rugby est né dans un collège anglais au XIX è siècle pour des raisons essentiellement pédagogiques. Thomas Arnold, directeur du collège de la ville de Rugby (le terme de collège anglais correspond au lycée français) s’était saisi du jeu violent pratiqué librement par ses élèves les plus perturbateurs pour le codifier avec eux. Ainsi naquit le jeu dit de Rugby.

Cet enseignant, que l’on peut qualifier de visionnaire, avait deux buts :

  • développer les qualités motrices et athlétiques de tous ses élèves (enjeu hygiéniste du sport)
  • faire de ce jeu un prétexte pour un enseignement moral et civique moderne (enjeu pédagogique du sport). 

Thomas Arnold

Thomas Arnold

En France aussi, le rugby s’est propagé via les lycées, les collèges et les écoles primaires. Dès la fin du XIX è siècle, deux visions antagonistes de l’enseignement du rugby scolaire s’opposaient. La vision égalitaire de la Ligue girondine d’éducation physique qui passait par une forme adaptée du rugby, la barette, et la vision élitiste du Comité pour la propagation des exercices physiques qui pronait la pratique du rugby en tant que sport par une minorité d’élèves aristocrates.

Plus de cent ans après, le rugby a peu à peu déserté les cours d’école, mais les deux visions s’affrontent encore pour le remettre au goût du jour.

Après sa codification par Thomas Arnold, le jeu de Rugby se propagea d’abord dans toute l’Angleterre, puis grace aux disciples de la ville éponyme, dans beaucoup de colonies et de terres d’influences anglaises.

Diffusion du rugby en France

En France se sont d’abord des anglais expatriés qui ont propagés et organisés l’implantation du jeu de Rugby. En Normandie, avec le Havre Athletic Club en 1872, puis en 1876-77, à Bordeaux avec la création du Bordeaux Athletic Club. C’était une société bordelo-anglo-saxonne fermée, aristocratique et exclusive. B.T. Small, un de ses créateurs, adressa officiellement une lettre au préfet le 15 novembre 1876, avec les statuts du BAC et la liste de ses quatorze membres fondateurs. Le préfet donnera son accord le 9 janvier 1877.

Mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le jeu de Rugby n’a pas suivi un cheminement linéaire du Havre à Paris et vers la Province. S’il est pratiqué de manière très confidentielle par des anglais travaillant dans des ports français (employés de compagnies d’armement et de sociétés de commerces), sa diffusion passera surtout via les grands centres universitaires (Paris, Bordeaux, puis Toulouse, Lyon et Montpellier). Donc par l’éducation nationale.

Le rugby scolaire en France à la fin du XIX è siècle : deux mystiques des pratiques corporelles scolaires que tout oppose

Le Comité pour la propagation des exercices physiques

Les pionniers du rugby furent au départ parisiens. Des élèves des grands lycées, Janson de Sailly, Hoche, Louis Le Grand, Sainte Barbe, Lakanal, Buffon, Monge, l’Ecole Alsacienne, Michelet, Henri IV, Albert le Grand sont les premiers promoteurs du rugby : un jeu forcément élitiste.

Par la suite, la section autonome de football-rugby de l’Union des Sociétés françaises des sports athlétiques (USFSA), fondée en 1889 par Pierre de Coubertin et Georges de Saint-Clair, fédéra les premiers clubs de rugby : le Racing Club de France (1882 pour la section omnisports, 1892 pour la section rugby), le Stade Français (1883 créé au café Le Procope en 1883) entre autres et en province le Stade Bordelais (1889).

L’USFSA était très liée au Comité pour la propagation des exercices physiques créé en 1888 et présidé par Jules Simon et dont le secrétaire n’était autre que Pierre de Coubertin. Leur vision de l’exercice physique scolaire était ouvertement élitiste et tournée vers les plus forts et l’aristocratie.

Pierre de Coubertin avait été très marqué par son voyage en Angleterre et n’avait de cesse depuis que de promulguer ce qu’il avait vu dans les collèges privés de Eton, Rugby, Oxford ou Cambridge. Son idéal était tourné vers l’image du self made man. Il entendait combattre le « nivellement égalitaire » qui ne faisait pour lui « que porter au sommet tant de médiocrité ». Taisant le travail fait par les grammar ou progressiv schools publiques anglaises, il entendait ouvertement combattre l’intérêt du plus grand nombre et « la dangereuse chimère d’une éducation pour tous ».

Les membres du Comité pour la propagation des exercices physiques défendaient tous, soit un modèle royaliste-catholique, soit un modèle non monarchiste plutôt d’extrême droite. On y comptait entre autre M. Godard, directeur de l’école catholique Monge, M. Labbé, eugéniste et proche des croix de feu, M.Laval, ministre ayant participé à la répression de la Commune, M. Rieder, directeur de l’école alsacienne, le viconte de Janzé, le prince de Bibesco, les généraux Barbe et Thomassin etc.

Le Comité était plutôt implanté dans les collèges et les lycées.

La Ligue nationale d’éducation physique

En réaction à la création du Comité, deux hommes se dressèrent et fondèrent la Ligue nationale d’éducation physique, présidée par Pascal Grousset et sa version provinciale la Ligue girondine d’éducation physique de Philippe Tissié. Les deux hommes, le premier journaliste et député communard et le deuxième médecin, avaient le même système de valeurs. La Ligue fit rapidement sa place dans les écoles primaires, moins dans les collèges et lycées.

Pascal Grousset

Leur vision de la société était égalitaire. Ils préféraient se tourner vers les plus faibles et le plus grand nombre. Il était hors de question de faire rentrer les sports, jugés trop élitistes, dans l’éducation nationale. L’éducation physique était donc mise en avant par des exercices inspirés par les sports, mais dans une version plus douce, atténuée ou adaptée. 

Ils s’inspiraient bien plus du mens sana in corpore sano des Satyres de Juvenal, que du citius, altius, fortius du père Didon repris par Pierre de Coubertin. Les membres fondateurs, puis les disciples des deux Ligues, étaient plutôt anticléricaux et avaient généralement une mystique de gauche : Georges Clémenceau, Marcellin Berthelot, Jean Macé (fondateur de la ligue de l’enseignement et franc maçon), Alexandre Dumas, Michel Bréal, proche de Jules Ferry, Ferdinand Buisson, directeur de l’enseignement publique de Jules Ferry, Jules Verne, Georges Demeny… Pour ce dernier, il était « urgent de relever le niveau moyen d’une nation au lieu de chercher à produire quelques sujets hors pairs. »

En Gironde, la Ligue girondine d’éducation physique de Philippe Tissié s’empara du jeu de Rugby et suivit le modèle anglais mais en l’adaptant. Suivant sa vision de l’exercice physique et de la société, elle choisit de proposer à ses élèves une forme atténuée du jeu de Rugby : la barette.

Un extrait du règlement de la barette rédigé par la Ligue explicite : « En interdisant la poussée sur I’adversaire à bras tendus, les crocs-en-jambe, les coups de pied, I’arrët par les vêtements, la gorge ou les jambes, en ne permettant la prise du corps qu’au buste, entre les épaules et la taille; en interdisant le port des Souliers en cuir epais et ceux dits de foot-ball, et en imposant l’urbanité dans le jeu par I’expulsion de tout équipier qui joue brutalement ou qui prononce des paroles grossières, la Ligue girondine a atténué le foot-ball (Rugby) dans ce qu’il a de trop violent pour la jeunesse.« 

Le but était de proposer ce jeu à tous les élèves, qu’ils soient doués pour le sport ou non. Dans sa version atténuée (la barette) le rugby connu à cette époque un succès fulgurant dans les cours d’école.  

Le choix de la Ligue girondine d’éducation physique de passer par une forme atténuée du jeu de Rugby peut paraitre anecdotique. Il ne l’est pas. Car derrière les mots, il y a des idées et des visions des pratiques corporelles scolaires qui diffèrent. In fine derrière ces pratiques corporelles, il y a des visions sociétales que tout oppose. 

En mettant de côté une partie de ce qui constituait le rugby de l’époque, la ligue n’éloignait pourtant pas le rugby en tant que sport des cours d’école. En l’adaptant aux intérêts pédagogiques de l’éducation nationale, loin de le dénaturer ou de l’édulcorer, la ligue amenait le rugby à tous les élèves et à leurs enseignants.

Essor du rugby scolaire dans le sud ouest : les Lendits  de la Ligue girondine d’éducation physique 

A l’approche du XX è siècle, Bordeaux est considérée comme un pôle de développement de l’éducation physique grâce à l’action de personnalités reconnues nationalement (Eugène Paz, Charles Cazalet, Daniel Merillon, A. Mangeot et Philippe Tissié). Tous sont à l’origine de la création des premières sociétés sportives omnisports françaises. La région bordelaise bénéficie d’autre part de la présence d’une forte colonie anglaise.

Le docteur Tissié qui créa en 1888 la Ligue girondine d’éducation physique promulgua rapidement une forme atténuée du rugby dans les établissements scolaires de la région de Bordeaux. Surtout, il organisa des tournois inter-établissements nommés Lendits.

A l’origine, la foire du Lendit, qui fut créée au VIIe siècle par Dagobert Ier, ouvrait pour deux semaines tous les 11 juin, jour de la Saint-Barnabé, jusqu’au 24 juin, jour de la Saint-Jean. C’était du IXe au XVIe siècle une des foires les plus importantes de France et la plus importante de l’Île-de-France. Elle attirait un millier de marchands venant de toute l’Europe et de Byzance … Le mot Lendit vient du latin indictus, via l’ancien français l’endice, qui signifie ce qui est fixé ou lieu fixé de rencontre.

A cette époque d’ailleurs, les jeunes hommes pratiquaient conjointement la barette et d’autres activités, comme la musique par exemple. Ils se rencontraient tous grace aux lendits.

La Revue des jeux scolaires de mai-juin 1898 recense différentes équipes : les Jasmins de Agen, les Pensées de Marmande, les Montagnards de Bayonne, les Alouettes de Montauban, les Genêts de Blaye, les Coquelicots de Pau, les Epis de Bergerac, les Bleuets de Périgueux, les Muguets de Bordeaux, les Myosotis de La Réole, les Paquerettes de Sarlat, les Oeillets de Libourne, les Liserons de Villeneuve su Lot, les Boutons d’Or de Mont de Marsan, les Pyrénéens de Tarbes. 

Fort de son expérience dans le sud ouest, Philippe Tissié écrivait ainsi en 1898 : « L’expérience poursuivie pendant dix ans dans l’Académie de Bordeaux par l’Université et la Ligue est concluante ; une nouvelle méthode pédagogique des exercices du corps (la barette) est née. On peut désormais l’appliquer aux autres académies de France. »

 

En s’appuyant sur la diversités de ces activités conjointes (musique etc.), le rugby s’implanta d’abord à Bordeaux, puis gagna les vallées de la Garonne et de l’Adour, ainsi que le Buch, autour du Bassin d’Arcachon. Dans une dernière phase, le rugby se répandit le long de la côte landaise jusqu’à Bayonne à l’ouest de la Nationale 10 et autour de Rion les Landes.

Ce n’est donc pas un hasard si nombre des écoles de rugby du sud ouest furent ensuite créées par des instituteurs. De la pratique de la barette dans les établissements scolaires du sud ouest naquit celle du rugby dans les école de rugby : pas l’inverse.

Pourquoi et comment le rugby à l’école en 2021 ?

L’opposition originelle entre Pierre de Coubertin et Philippe Tissié, entre le Comité pour la propagation des exercices physiques et la Ligue girondine d’éducation physique, entre une mystique de droite et une mystique de gauche, plus précisément entre une vision élitiste tournée vers le self made man et une vision égalitaire tournée vers le plus faible et le plus grand nombre, entre le sportif et l’éduqué physique, soit in fine entre l’enseignement d’une forme de rugby stricte et une forme adaptée du jeu de Rugby n’est pas finie.

Derrière les mots se cache une vision du monde. Enseigner le jeu de Rugby à des élèves sous une forme atténuée ou adaptée, quelque soit le nom qu’on lui donne (barette, rugby à 5, toucher 2 secondes, flag rugby, touch rugby …), c’est l’enseigner au plus grand nombre et au plus faible d’abord. C’est avoir une vision égalitaire de l’enseignement et de la société.

C’est aussi y ajouter une dimension éducative d’enseignement moral et civique pregnante pour former des citoyens et citoyennes éclairés et éclairées, le tout dans un contexte d’enseignement pluridisciplinaire dans lequel le rugby n’est qu’un prétexte. On peut tout aussi bien faire des maths, du français, de l’art plastique, de l’anglais etc. en partant du rugby.

C’est aussi mettre du sens dans l’éducation au rugby en faisant le lien entre les écoles primaires et les écoles de rugby ou les clubs de rugby de proximité.

Une seule question se pose : l’enseignement du jeu de Rugby en école primaire est-il toujours d’actualité en 2021 ? 

Certainement pour celles et ceux qui y verront l’occasion de suivre la maxime de Juvenal mens sana in corpore sane, qui s’en serviront comme prétexte d’une éducation physique de leurs élèves étroitement liée à l’enseignement moral et civique. Car du point de vue de l’enseignement des exercices physiques scolaires, les enjeux n’ont pas vraiment variés depuis le XIX è siècle.

Autre temps, autres moeurs, en 2021, alors que le principe de précaution domine, que le goudron a envahi les cours de récréation, que le rugby professionnel renvoie au public l’image d’un jeu violent et accidentogène, que les professeurs des écoles sont submergés par de nouvelles matières à enseigner et que pour la plupart d’entre eux-elles ne connaissent pas le rugby, le rugby doit à nouveau se réinventer pour perdurer.

Mais il doit choisir entre deux visions pour retrouver les cours d’écoles primaires : une vision égalitaire ou une vision élitiste.

Vision égalitaire

mystique de gauche

Vision élitiste

mystique de droite

Tournée vers les plus faibles

et le plus grand nombre

Tournée vers une élite

aristocratique

Utilise une version adaptée du rugby pour des exercices physiques

Utilise le rugby en tant que sport stricto sensu

Portée par Pierre Grousset et Philippe Tissié

Portée par Jules Simon et Pierre de Coubertin

Portée par la Ligue nationale d’éducation physique implantée dans les écoles primaires

Portée par le Comité pour la propagation des exercices physiques implantée dans les collèges et lycées

Disciples : Demeny, Loisel, Hébert, Seurin, Delaunay, André

Disciples : Baquet, De Rette, Portes, Goirand, Pradet, Amade Escot

Mouvances modernes : méthodes actives rousseauisme, Sport pour tous, FSGT, pédagogie des conduites motrices et maitrise d’éxécution, didactique de l’éducation physique, cinq groupements d’activités, conception hédoniste, courant développementaliste.

Mouvances modernes : didactique des APS et pédagogie par objectifs, courant culturaliste, 8 groupements d’activités

1 Commentaire

  1. Vision égalitaire: Série et Fédérale
    Vision élitiste: Pro D et Top 14
    C’est encore un peu ça non…

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