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Fonds d’investissement CVC et rugby : un pas en avant pour la finance, dix pas en arrière pour le rugby

ou leurs intérêts particuliers ne sont forcément pas à l’avantage de l’intérêt commun du jeu de Rugby

 

Par Frédéric Bonnet

Jusqu’à présent, les communicants des gouvernants du monde du rugby (World rugby, LNR etc) prenaient bien soin d’enrober la vérité pour mieux faire avaler la pilule de la financiarisation d’un jeu longtemps resté amateur. De plus en plus confiants dans l’immensité de leur pouvoir, certains prennent de moins en moins de précautions et se laissent aller.

La réponse de Moher Altrad, président du Montpellier HR et sponsor principal du XV de France, a une question du Midi Olympique paru le lundi 2 mars 2020 est à la fois édifiante et désarmante de naiveté :

– question : Vous êtes le sponsor principal de la FFR. Ne vous êtes-vous jamais opposé à la venue de Fabien Galthié ?

– réponse : La question m’a été posée. Bernard (Laporte) m’a dit quelque chose comme : si tu t’opposes, je ne le prends pas.

Le simple fait qu’un président d’une fédération demande son avis à un sponsor situe bien le problème. Les financiers ont pris le pouvoir sur la FFR. Et le problème s’aggravera quand les fonds d’investissements vont s’acheter la marque rugby.

Car, les fonds d’investissement qui rachètent des clubs ou des compétitions ne le font pas pour l’amour du jeu. Depuis que le marché américain sature, l’Europe est devenue pour eux un eldorado très prometteur.

Dans un premier temps les fonds d’investissements ont jeté leur dévolu sur des entreprises dites B-to-C : salles de fitness, équipementiers (Rossignol, Altor, Look Cycle…), starts-up Tech (SportEasy, Equisense…) ou distributeurs spécialisés dans les articles de sports (PrivateSportShop…). 

Rebutés au départ par les aléas sportifs des compétitions sportives en général et de football en particulier, les fonds d’investissements commencent toutefois à investir dans des clubs. Mais attention, pas à n’importe quel prix. L’exemple récent du rachat des Girondins de Bordeaux montre que, malgré les promesses, les fonds d’investissements viennent avant tout pour faire de gros bénéfices, beaucoup moins pour investir. 

Afin de minimiser les risques de la glorieuse incertitude du sport, l’arrivée de fonds d’investissement dans les clubs de football s’accompagne de changements structurels en profondeur des clubs (avec une perte notable concernant la dimension humaine du management des joueurs) et des compétitions (passage en coupe d’Europe à des ligues fermées regroupant uniquement les clubs les plus riches de l’élite et transformation progressive des clubs en franchises de moins en moins attachées à des villes ou des territoires, mais à des marques de sponsors).

En mettant toujours en avant ses fameuses valeurs, le rugby pensait pouvoir échapper à son rachat par des fonds d’investissement.  

Pourtant, en entre-ouvrant la porte aux fonds d’investissement dans la Premiership anglaise, dans la Ligue celte et dans le tournoi des VI nations, les instances qui gouvernent le jeu de Rugby sont déjà en train d’élaborer le modèle 4.0 du financement du rugby. Un modèle dans lequel le seul but pour les propriétaires de clubs sera d’acheter des actifs à un certain prix et de les revendre en doublant ou quadruplant la mise pour assurer un beau retour sur investissement à leurs bien nommés investisseurs (fonds de pension, banques ou assurances).

Comment croire en effet que l’attaque conjointe des championnats anglais et celtes n’ait pas pour but de créer une sorte de Super rugby anglosaxon à l’horizon 2022 ? Une compétition qui, de fait, ferait doublon avec la Coupe d’Europe de l’EPCR et isolerait le Top 14 des autres championnats européens.

L’arrivée du fond CVC dans le tournoi des VI nations est encore plus problématique et fait entrer de facto la FFR dans une bulle spéculative forcément à risque. En effet, le tournoi des VI nations via le « Six Nations Limited » redistribue près du quart des revenus de la FFR (21,1 M d’euros en dotation liée au nombre de licenciés français et 2,1 M d’euros grâce à la quatrième place du tournoi 2019, soit 23,2 M d’euros sur un revenu global de 102,51 M d’euros en 2019).  

Bientôt, on regrettera les mécènes actuels du Top 14, c’est dire. Le rugby sera de moins en moins dirigé par des entrepreneurs, certes quelque fois un brin despotes, mais très présents au sein de leur club, mais par des sociétés anonymes, froides et très éloignées des réalités du jeu de Rugby.

Il suffirait au monde du rugby de regarder son grand frère, le football, pour comprendre les dangers qui le guettent. Dangers d’autant plus grands que les finances du rugby mondial sont en crise.

 

L’écosystème du rugby professionnel mondial dans une impasse financière

Le 25 juillet 2019, le président du Racing 92, Jacky Lorenzetti, déclarait au journal Midi Olympique que du fait de ses problèmes financiers, le rugby mondial allait devoir évoluer. Il évoquait entre autre le fait que le Premiership, championnat de première division anglais, avait vendu 20 % de son capital à un fond d’investissement, que la Ligue celte, les Néo-zélandais, les Australiens et les Sud-Africains envisageaient aussi cette possibilité.

Jacky Lorenzetti, comme la grande majorité des autres présidents de clubs du Top 14, est un entrepreneur. Lui gagne sa vie en faisant de l’immobilier, du vin et des concerts. D’autres sont éditeurs, vendent des habits ou sont directeurs d’entreprises. Pour la plupart, ils ne sont pas vraiment venus au rugby pour y faire du business, bien que la publicité que les clubs donnent à leur entreprise ait un intérêt mercantile non négligeable. 

Le rugby professionnel français a adopté depuis une vingtaine d’années le modèle économique des grandes ligues de football pro-européennes, le modèle dit SATI (Sponsors, Actionnaires, Télévisions, International). C’est le modèle actuel du Top 14, le modèle 3.0. 

Il avait succédé au modèle classique de la fin des années 60 à la fin des années 90, le modèle 2.0 dit SSSL (Spectateurs, Subventions et Sponsors d’origine locale), qui avait lui même succédé au modèle originel, 1.0, ASSL (Adhérents, Spectateurs, Subventions locales) .

Dans le même article, Jacky Lorenzetti, déclare être venu dans le sport pour le sport. Il prédit d’ailleurs que l’arrivée de fonds d’investissements dans le monde du rugby aboutira à un rugby commercial, un peu aseptisé, sans descente, ni montée. A terme, c’est le spectacle qui gérera le sport, pas l’inverse, lui ôtant au passage une bonne part de sa dimension humaine.

Beaucoup de clubs du Top 14 sont endettés, ils ne doivent leur survie qu’au renflouement printanier de budgets prévisionnels automnales rarement tenus. Certes, l’affluence dans les stades est importante, quoique ces stades soient rarement pleins, hormis à La Rochelle. Certes, les droits télévisuels sont de plus en plus importants, créant ce faisant une bulle économique impressionante, qui menace toutefois d’imploser à tout moment. 

 

Des résultats du XV de France de plus en plus catastrophiques

Quand il y a 20 ans les différents gouvernants du rugby français ont échafaudé l’écosystème actuel, ils ont inconsciemment ou consciemment, selon le degré d’honnêteté intellectuelle de chacun, sacrifié le XV de France.

De fait, le championnat de première division français, le Top 14 géré par la LNR (Ligue Nationale de Rugby), attire grâce à des salaires qui ne sont concurrencés pour le moment que par le Japon et par l’Angleterre, des joueurs du monde entier. Un championnat qui semble d’après Fabien Galthié (L’Equipe du 18 septembre 2019), adjoint du sélectionneur du XV de France, ancien entraineur du Stade Français, du MHR et du RCT et futur sélectionneur en titre des bleus, très décrié, voir moqué à l’international. la vision des techniciens à l’étranger du Munster aux Ospreys serait que les équipes françaises priviligéraient les gros et les lourds, bref la lenteur. C’est une bonne maison pour la retraite puisqu’on peut y jouer jusqu’à 38 ans, un championnat faible techniquement et stratégiquement. L’équipe de France perd du crédit, nos techniciens aussi. 

Car de son côté, le XV de France géré par la FFR (Fédération Française de Rugby) ne fait plus rêver ni les spectateurs, qui désertent les stades pour voir les bleus jouer, ni les entraineurs du Top 14, qui ne se sont pas bousculés pour prendre le poste de sélectionneur. 

On aura beau rajouter des compétences à droite (des entraineurs et un sélectionneur officieux en plus) ou à gauche (une préparation physique qui mise tout sur la vitesse et l’endurance), il y a peu de chance que le XV de France réintègre à moyen terme l’élite des nations mondiales.

D’ailleurs, pour Jacky Lorenzetti, les clubs et la LNR ont déjà beaucoup donné à la FFR. Presque trop d’ailleurs, puisqu’il prévient qu’ils sont au maximum de ce qu’ils peuvent faire. Au delà, l’équibre du Top 14 serait menacé. Tout autre système (contrats fédéraux, super province d’internationnaux, limitation du nombre de matchs etc.) semble donc utopique et inenvisageable.

Yoann Maestri, 31 ans, internationnal français aux 62 sélections et joueur du Stade français ne dit pas autre chose. Quand le Midi Olympique lui demande le 15 juillet 2019, s’il faut donner priorité au XV de France (sous-entendu par rapport au Top 14), il répond sans ambage : Pourquoi  ? Chez nous (en France), le championnat est important. Capital, même. C’est notre identité et on la défend. Pour beaucoup d’entre nous un France / Galles n’a pas plus d’importance qu’un Toulouse / Clermont joué au stadium devant 30000 personnes. Nous ne sommes pas le Leinster, on ne laisse pas Johnny Sexton au repos sur les gros matchs du championnat domestique. C’est culturel.

Pour lui d’ailleurs les nations étrangères nous sont clairement supérieures, les clubs anglais et les provinces irlandaises sont dominantes en Coupe d’Europe. Il raconte même que quand il était jeune, on prédisait la mort des rugby gallois, irlandais et écossais. Il rajoute qu’aujourd’hui, ils nous sont pourtant passés devant parce qu’ils ont entamé des choses les ayant fait gagner en tant que pays. Si un sélectionneur ayant officié à l’étranger avait succédé à Jacques Brunel et s’il avait eu les coudées franches cela aurait provoqué un séisme sur le Top 14 et notre mode de fonctionnement.

L’arrivée des fonds d’investissements dans le rugby européen : l’exemple du football devrait inciter à la prudence

En France , le Top 14 n’est pas prêt de perdre son hégémonie. Mais, son modèle économique est à la croisé des chemins. La LNR fait encore partie avec le modèle japonais financé par ses entreprises et celui irlandais, des rares qui font encore des bénéfices. Par contre, les nations du Sud, Nouvelle Zélande, Australie et Afrique du Sud sont financièrement aux abois, sans parler des provinces galloises et de nombreux clubs anglais qui sont largement déficitaires. 

La santé du Top 14 semble au beau fixe. Attention toutefois, le « meilleur championnat du Monde » se trouve depuis cette année incontestablement relégué au troisième rang question recrutement des stars du rugby international : Loin derrière le Japon (8 All Blacks, 9 Springboks, 6 Wallabys recrutés dans le championnat nippon) et l’Angleterre (5 All Blacks, 7 Springboks, 5 Wallabys et 3 Pumas recrutés en premiership). Or on sait que les résultats sportifs des clubs de rugby sont étroitement corrélés à l’importance de leur investissement financier dans le recrutement. 

La santé financière du Top 14 n’est pour le moment pas encore entamée. Dans quelle mesure sera-t-il impacté par la crise financière que subit le rugby professionnel mondial ?

Les compétitions elles-mêmes subissent les assauts des fonds d’investissements, au risque de se dénaturer. La Fédération internationale de tennis a confié la Coupe Davis au fonds Kosmos, dirigé par le footballeur Gerard Piqué. Kosmosa bien l’intention de remplacer la Coupe Davis par un nouveau tournoi, la Majesty Cup, qui romprait avec la tradition de répartition des primes et dont le vainqueur, seul, toucherait 10 millions de dollars.

Après l’échec de la Ligue mondiale voulue par Agustin Pichot (qui aurait en théorie rapporté 6 millions par an à chaque fédération), il semble que la crise à venir ouvre une voie royale aux fonds d’investissements. Le golgoth CVC Capital Partners Ltd. qui est l’un des dix plus grands fonds de capital-investissement au monde détient déjà 27 % du championnat anglais et 24 % de la Ligue celte.

L’entreprise créée en 1981 compte un réseau de dix-huit bureaux dans toute l’Europe, en Asie et aux Etats-Unis. Le groupe détient notamment 63,4 % du capital de la Formule 1 (soit en gros 7 milliards d’euros) à travers sa société Channel Islands basée à Jersey…

Marco Duzan, journaliste au Midi Olympique, dévoilait dans l’édition du 26 juillet 2019 que CVC Capital Partners Ltd. voulait regrouper la Ligue celte et le Premiership anglais. Même si les clubs anglais ont jusqu’ici résisté à la tentation (En septembre, la première division de rugby anglaise a repoussé l’offre de 275 millions de livres sterling, 312 millions d’euros, formulée par CVC Capital Partners), leur situation budgétaire critique les fragilise. D’autant plus qu’ils ne sont pas protégés comme en Allemagne par la loi (L’ Allemagne est verrouillée par une règle interdisant à des investisseurs privés de s’emparer d’un club).

Il semble acté que le même CVC Capital Partners Ltd. va investir massivement dans le tournoi des VI nations. Il pourrait acquérir une part non négligeable du tournoi, le chiffre de 340 millions a été évoqué, soit près de 15 % des parts. 

Pour évaluer les conséquences de l’arrivée des fonds d’investissements dans le monde du rugby, il suffit d’observer ce qu’ils sont en train de faire dans le football.

L’intérêt des fonds spéculatifs pour le sport en Europe vient d’être confirmé par le rachat des Girondins de Bordeaux par des investisseurs américains. Ceux-ci représentés par Joe DaGrosa des fonds d’investissement américain General American Capital Partners (GACP) compte deux autres partenaires majeurs : King Street Capital Management et Fortress Investment Group. Ces deux très importants fonds spéculatifs d’outre-Atlantique gèrent respectivement plus de 20 et 40 milliards de dollars.

Ils ne sont pas les seuls à sévir en Europe. D’autres fonds spéculatifs ont déjà investi en Ligue 1 : IDG Capital est actionnaire minoritaire (20 %) de l’Olympique lyonnais ; Elliott Management nouveau propriétaire du Milan AC, a financé le rachat du lille OSC, par l’homme d’affaires Gérard Lopez et a sa place au conseil de gérance du club.

Peak6 Investments, basé à Chicago, est actionnaire minoritaire du club italien de l’AS Rome et de l’équipe anglaise de Bournemouth et a tenté de racheter l’AS Saint-Étienne avant que le projet soit enterré en mai.

Qu’est-ce qui a poussé ces nouveaux investisseurs à envahir le sport européen : avant tout les droits télévisés qui explosent, ensuite les recettes de sponsoring et de marketing et enfin le marché des transferts. Par ailleurs, l’investissement dans les sports aux Etats-Unis est devenu de plus en plus compliqué du fait de la hausse de la valorisation des franchises (190 millions d’euros en soccer, 2,2 milliards d’euros en NFL, 1,4 milliard d’euros en NBA). 

En comparaison, les clubs européens sont beaucoup plus accessibles. A titre d’exemple l’opération de rachat des Girondins est estimée à « seulement » 100 millions d’euros.

Ce qui pourrait freiner les investisseurs à s’engager dans le rugby français tient essentiellement à l’absence de marché de joueurs, à une éventuelle instabilité de la gouvernance du rugby français (conflits LNR/FFR), à des craintes concernant le contrôle de gestion des clubs et concernant la qualité des centres de formation.

Car ces fonds d’investissement n’ont qu’un seul but : assurer des rendements importants à court terme en multipliant par deux ou trois leur mise en revendant leurs clubs au bout de 5 à 10 ans. Les fonds d’investissements dépensent de l’argent à la fois pour obtenir des résultats sportifs mais aussi pour structurer des modèles économiques. 

Problème majeur : la réussite sportive reste un aléa majeur et capricieux.  Les fonds d’investissements ne veulent pas prendre de risques inutiles : ils militent forcément pour des ligues fermées (pas de descente) et pour l’instauration d’un système de « draft » à l’américain afin de redistribuer les cartes tous les ans.

Alors, les fonds d’investissements sont-ils l’avenir du financement du rugby français et plus largement mondial ? Sans nul doute. Le modèle 4.0 est déjà en marche. Un modèle que l’on pourrait nommer  SAFITI (sponsors, actionnaires des fonds d’investissements, télévisions, international).

La fuite en avant du rugby professionnel semble probable, voire inéluctable. Les 30 clubs de la LNR entraineront forcément les plus de 1800 autres clubs semi-amateurs ou amateurs que compte le rugby français.

A moins que le monde du rugby s’inspire de la LFP et de son directeur général exécutif, Didier Quillot, qui n’a de cesse de lutter contre le projet de  création d’une Ligue des champions de football fermée. Un projet imaginé par l’ECA, association européenne des clubs avec la complicité de l’UEFA, par et pour les grosses cylindrées du vieux continent. Avec 28 clubs sur 32 automatiquement qualifiés, le champion de Ligue 1 de football français, s’il n’était pas le Paris SG pourrait ne pas être qualifié pour la nouvelle coupe d’Europe !

A part le PSG, assuré de faire parti de la Ligue européenne fermée, et à un moindre degré l’OL, tous les clubs professionnels de football de la Ligue 1 ont bien compris que les dangers des fonds d’investissements sont plus grands que leurs bénéfices. En sera-t-il de même en rugby  ?

La croissance de l’industrie du sport n’est pas éternelle. D’une part parce que la consommation du sport change (il est de moins en moins regardé à la télévision et en direct), d’autre part parce que les spectateurs ont de moins en moins confiance dans les institutions sportives (soupçons de dopage, de matchs truqués…). Un ralentissement est donc à prévoir.

Quand les fonds d’investissements déserteront dans une dizaine d’années les clubs et les compétitions, dans quel état laisseront-ils le jeu de rugby ?

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